Le Gouvernement veut démanteler le contrôle de la sûreté nucléaire

Le Conseil de politique nucléaire a décidé le 3 février 2023 une réforme de l’organisation du contrôle de la sureté nucléaire en France remettant en cause le compromis qui avait amené au vote de la loi du 13 Juin 2006, dite loi TSN. Afin « de conforter l’indépendance et les moyens de l’Autorité de sûreté nucléaire », le Chef de l’Etat et ses acolytes proposent que les « compétences techniques de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire seront réunies avec celles de de l’ASN, en étant vigilant à prendre en compte les synergies avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives… » Une proposition qui n'est ni opportune ni nécessaire parce qu'elle remet en cause un dispositif qui a jusque là permis d'éviter un accident nucléaire

Guillaume Blavette

2/13/20239 min read

La décision du Conseil de politique nucléaire peut sembler opportune à ceux et celles qui connaissent mal les modalités et les objectifs du contrôle de la sûreté nucléaire et l’organisation du dispositif qui a pour but d’amener les exploitants à mettre en œuvre les meilleures techniques disponibles.

Or il n’en est rien. Cette décision si elle était mise en œuvre remettrait en cause une subtile équilibre des pouvoirs et une séparation des responsabilités qui ont fait de la France depuis presque deux décennies un modèle en termes de prévention, de surveillance et de réaction face aux écarts et autres déboires dont la filière nucléaire est coutumière.

Ainsi la loi du 13 juin 2006 a introduit une différenciation claire entre exploitation, contrôle et expertise avec un souci réel pour la participation du public à toutes les étapes des processus décisionnels et de la surveillance des installations. Les CLI ont bénéficié d’une reconnaissance institutionnelle et une fédération de ces commissions a été investie d’une fonction au combien importante, à savoir exprimer avis et recommandations des territoires sur la sûreté nucléaire et la radioprotection. Le Haut Comité a quant à lui été institué pour observer et penser l’ensemble du dispositif dans le but de renforcer son efficience.

La sûreté nucléaire est devenue ainsi une question de société qui ne saurait être le monopole d’aucune caste et d’aucun corps. Et chacun au cours de ces deux décennies a pu s’exprimer et proposer, animé par un souci commun de protéger l’environnement, les agents et les riverains des installations nucléaires de base. Un quatrième pilier de la sûreté nucléaire a émergé donnant à voir qu’antinucléaires et pronucléaires peuvent travailler ensemble dans le sens de l’intérêt collectif.

Mais cette appropriation par une multitude des enjeux de sûreté et de radioprotection n’aurait pu se développer et s’approfondir sans l’existence d’un acteur indépendant dont la mission est d’évaluer exploitation et projets des acteurs de la filière nucléaire au regard des meilleures techniques disponibles et des acquis de la science. C’est ce que l’on appelle une expertise. Mission qui n’a rien à voir avec celle du contrôle en tant que tel dont la fonction est de décider voire le cas échéant de sanctionner.

L’Institut de radioprotection a rempli parfaitement ce rôle sous les présidences Jacques Repussard puis de Jean-Christophe Niel. Fort d’une autorité scientifique incontestée, nourrie par de nombreuses recherches, Fontenay-aux-Roses a produit une quantité pharaonique d’études, de rapports et autres expertises qui ont permis non seulement d’éclairer les décisions de l’ASN et des ministres en charge du nucléaire mais d’informer le public et les différents protagonistes de la surveillance des installations nucléaires de base.

Très concrètement c’est l’IRSN qui a été chargée de préparer les dossiers pour les Groupes permanents d’experts constitués par l’Autorité de contrôle pour envisager les meilleures décisions. Quand l’ANCCLI s’est emparée de problématiques majeures telles les 4e visites décennales des réacteurs de 900 MWe, elle s’est bien évidemment tournée vers l’IRSN pour disposer de données nécessaires à la définition d’objectifs et de moyens adaptées pour renforcer la sûreté nucléaire d’installations âgées.

Le dialogue technique qui a eu lieu face à la crise de la cuve prouve le caractère efficient de ce dispositif. Non seulement cette séquence a permis de mieux comprendre l’ampleur du problème mais d'envisager des mesures concrètes pour y pallier. Sans le travail indépendant de l’IRSN, les différents acteurs n’auraient pu disposer d’un socle commun de connaissances qui permettent de penser ensemble la situation et de définir une stratégie d’action. Plus encore, l’Autorité de contrôle se serait retrouvée encore plus isolée face à l’intransigeance du maitre d’ouvrage et à la résolution de l’Etat à garantir la sécurité des approvisionnements en électricité requise par la loi...

Le plus intéressant dans cette histoire récente est que l’IRSN a su adapter son fonctionnement aux attentes du public et surtout sortir de sa tour d’ivoire. Alors que la loi de transition énergétique était en cours d’élaboration, l’Institut a reconnu l’intérêt et l’utilité de confronter son expertise scientifique et technique à des expertises non-institutionnelles produites par la société civile. Le dialogue ouvert sur des sujets précis dans le cadre de missions particulières s’est élargi à un grand nombre de domaines, problématiques et autres questions.

Comme chacun peut l’imaginer cette petite révolution n’a pas laissé indifférent. Les acteurs du dialogue technique font face très rapidement à deux oppositions radicalement opposées mais qui concourent l’une et l’autre au maintien du statu quo. Du côté des antinucléaires, on a vu se renforcer un pôle radical opposé à tout discussion au prétexte de ne pas céder à une cogestion du risque nucléaire. Thèse allégrement alimentée par les travaux d’une chercheuse Sezin Topçu dénonçant l’impératif participatif à partir d’une lecture incomplète du corpus foucaldien. En face la Sainte Eglise atomique n’a pas admis et n’admet toujours pas que des gens de peu sans titres ni qualités puissent discuter de son « domaine réservée ».

La France des grands corps s’est sentie assiégée par le surgissement de paroles libres et surtout étrangères à une culture qui n’a rien de scientifique. Et l’on a ainsi vu s’opérer fort discrètement dès 2018-2019 une contre-révolution persuadée de son infaillibilité et surtout de la nécessité de recourir au nucléaire pour faire face au changement climatique. Quelques années après l’abandon d’Astrid, le temple de la Saint Eglise atomique retrouve l’oreille du prince non sans lui promettre quelques merveilles technologiques tels les SMR ou le multirecyclage et bien évidemment le mirage de la surgénération.

Ne suffisait que plus qu’à communiquer habilement en jouant sans scrupules avec l’argument du climat pour que le grand bond en arrière s’opère. Depuis le débat public sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie, un mouvement pronucléaire puissant et organisé est apparu emmené par des figures médiatiques tel Jean-Marc Jancovici. En quelques années, la parenthèse de Fukushima se refermait en France, une large multitude se prononçant en faveur d’une relance de la filière nucléaire. Le débat public en cours sur le Programme nouveau nucléaire français donne à voir la vigueur de ce courant.

On comprend mieux dès lors ce qui s’est passé le 03 février 2023. Après le discours de Belfort, le vote ostentatoire du Sénat donnant à voir que des représentants de la nation se prononcent clairement contre la baisse de la part du nucléaire dans le mixe électrique et la limite des 63.2 Gwe, et la difficulté de mettre en œuvre un débat public sur un programme qui apparaît à beaucoup comme déjà décidé, la Présidence de la République oppose un acte de souveraineté à ceux et celles qui doutent encore de l’opportunité du nucléaire.

Non seulement, le président revient sur le compromis de 2006 mais il remet en cause la distinction en vigueur entre exploitation et contrôle en plaçant au cœur du dispositif qu’il propose le Commissariat à l’énergie atomique. A croire que le souci en dernier recours de l’Elysée est de lever des « contraintes » qui selon certains pesaient sur l’exploitation et le développement de la filière nucléaire française. C’est en tout cas ce que l’on pouvait lire dans la synthèse du Rapport Roussely commandé par Nicolas Sarkozy en 2010 :

« La question du risque nucléaire acceptable, ou plus généralement du risque technologique acceptable, est un débat de société à part entière pour lequel la ou les réponses à donner sont naturellement du rôle du Politique. Force est néanmoins de constater que la notion même de compétitivité du nucléaire et l’hétérogénéité des règles de sûreté selon les Etats renforcent l’actualité de ce débat et la nécessité de préciser certaines exigences de sûreté. La seule logique raisonnable ne peut pas être une croissance continue des exigences de sûreté. Dans ce contexte, il est proposé de lancer, sous la responsabilité de l’Etat, un groupe de travail dont la mission serait de formuler des propositions en vue d’associer au mieux exigences de sûreté et contraintes économiques, en incluant une vision internationale, a minima européenne. »

Douze ans plus tard, Emmanuel Macron s’approprie cette recommandation et va même au-delà puisque François Roussely reconnaissait fonctions et missions de l’IRSN. En tout cas l’intention est claire : « En France, il convient que l’État définisse un modus vivendi équilibré avec l’Autorité de Sûreté, c’est-à-dire réaffirme le rôle régalien qu’il ne devrait pas abandonner à une autorité indépendante. » A l’image de ce que l’on a connu face aux risques technologiques depuis une décennie, d’aucuns veulent assouplir le contrôle laissant aux seuls exploitants la capacité de mettre en œuvre des expertises…

Somme toute, la décision du Conseil de politique nucléaire prouve que l’on est bien en présence d’une offensive tous azimuts de la filière nucléaire. La décision de lancer un nouveau programme nucléaire alors que personne n’est en capacité d’en définir le financement, la passion nouvelle pour les SMR, le projet de loi d’accélération et le vote du Sénat qui s’en est suivi sont autant d’étapes qui marquent un retour en force du lobby nucléaire au plus haut sommet de l’Etat comme parmi les élus.

Un retour en force pour autant fragile parce qu’il ne peut se faire sans casser le droit de l’environnement et le consensus technique qui s’est dessiné depuis les années 1990 pour garantir la sûreté nucléaire. Si la loi d’accélération octroie au nucléaire le privilège de déroger au droit commun en particulier à la loi littorale sans quoi le projet Penly 3&4 serait impossible à mettre en œuvre, la décision du 3 février 2023 peut porter un coup fatal à la diarchie qui a garantie l’efficience de la surveillance des installations nucléaire de base pendant deux décennies. Et cela au profit d’une vieille boutique qui a toujours confondu opportunités militaires et nécessités énergétiques…

Mais si on avait affaire seulement au sursaut d'un monstre industriel à l'agonie, ce serait presque bien. Le problème de fond auquel nous expose cette décision surréaliste est la fermeture d’un processus décisionnel à un milieu restreint pour ne pas dire étriqué. Nous n’en serions pas là si la gouvernance du nucléaire avait suivi la modernisation qu’a connu le contrôle depuis la Loi TSN.

S’il y a un échelon à réformer ce n’est pas tant celui de l’ASN et de l’IRSN, c’est celui du Conseil de politique nucléaire. Un conseil qui devrait intégrer des parlementaires (l’OPESCT et les commissions du Sénat comme de l’Assemblée nationale en charge des questions énergétiques), des représentants de la société civile (HCTISN et ANCCLI) et les acteurs de la surveillance (IRSN et ASN) plutôt que le CEA, exploitant nucléaire qui ne se distingue guère par sa compétence et sa résolution à respecter les recommandations et autres avis qui lui sont adressés.

Il s’agirait ainsi de replacer compétences et expertises au cœur du processus décisionnel face à des corps ministériels qui, à l’exception de la DGEC et de la DGPR, ne sont pas connus pour leur maitrise des questions techniques et scientifiques. La récente intervention de la délégation interministérielle au nouveau nucléaire, émanation de l’agence des participations de l’Etat, dans le débat public sur le programme EPR2 le donne à voir clairement.

Il s’agirait surtout de mettre de la transparence dans un processus pour le moins opaque voire secret qui ne tient pas compte des lois et principes en vigueur en particulier du droit du public à participer aux décisions relatives à l’environnement comme le requiert la Charte constitutionnel de l’environnement :

« Article 7. Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. »

Le nucléaire est une question trop sérieuse pour être laissée à des politiques pour lesquels la fin justifie les moyens. La dimension des risques et des contraintes auxquels cette industrie nous expose implique de fonder les décisions sur de larges consensus et une réflexion approfondie. Réflexion qui ne peut être sans le travail spécifique d’un expert public indépendant dont les travaux sont alimentés par à un dialogue constant avec les experts non institutionnels de la société civile et des territoires.

Face aux défis de la gestion des déchets nucléaires, du vieillissement des installations, de la perte de compétence des exploitants et de l'industrie, il conviendrait plutôt de consolider la doctrine française de contrôle par la mise en oeuvre d'un dialogue technique et environnemental approfondi tant au niveau de l'expertise que du contrôle et des prises de décision.

Dialogue nécessaire dont même la très nucléophile AIEA reconnaît l'opportunité (voir infra) :