Les enjeux de la gestion des matières et déchets radioactifs,

En France on a l'habitude de prendre les problèmes à l'envers. C'est particulièrement le cas en matière de gestion des déchets radioactifs. La loi et les politiques publiques en effet subordonnent ici la gestion des dites matières à la production d'énergie. Ainsi la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a-t-elle été promulguée sans réfléchir à l'accumulation de matières plus ou moins toxiques et dangereuses qu'elle détermine. Une politique publique distincte, le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), doit trouver des solutions dans des conditions économiquement acceptables pour gérer la montage de déchets générée.

Ce choix n'est ni judicieux ni efficient. Ainsi la France court-elle après la production électronucléaire depuis plus de soixante ans pour "gérer" au mieux des substances artificielles et nocives. Non seulement la prise en charge des déchets de la filière nucléaire est hors de prix posant des problèmes de financement colossaux, mais elle entraine une gestion précaire de ces substances au fil de l'eau aux dépends de la sûreté et de la radioprotection. Les déchets sont toujours plus nombreux alors que les installations sensées les accueillir doivent faire face à ce qu'il faut bien caractériser comme une fuite en avant.

Qu’est-ce que le PNGMDR ?

Derrière ces lettres se cachent une ambition intéressante et une nécessité impérieuse, c’est-à-dire la gestion (G) des matières et déchets radioactifs (MDR) par une planification nationale (PN). C’est là le principal acquis de la Loi du 28 juin 2006 à laquelle on doit aussi la décision d’écarter les alternatives à l’enfouissement. Toujours est-il que depuis 2007, un plan national de gestion est rédigé et mis en œuvre. « Mis à jour tous les 3 ans, le PNGMDR dresse le bilan des modes de gestion existants des matières et des déchets radioactifs, recense les besoins prévisibles d'installations d'entreposage ou de stockage, et précise les capacités nécessaires pour ces installations et les durées d'entreposage[1]. »

Le PNGMDR est un outil de concertation qui soumet les producteurs de déchets à une obligation e transparence voire même à une obligation de résultat. En effet « l’élaboration d’une stratégie pour la gestion de l’ensemble des matières et des déchets radioactifs, quelle que soit leur origine (filière électronucléaire, industrie conventionnelle, hôpitaux, centres de recherches…), est une condition essentielle pour une gestion durable, dans le respect de la protection de la santé des personnes, de la sécurité et de l'environnement, de ces matières et déchets. »

Très concrètement l’instauration du plan national de gestion a permis de consolider un compromis entre les exploitants et l’Etat offrant à une Agence publique, l’Andra[2], la mission de gérer des matières qui n’avaient pas été « gérer » jusque là dans des conditions robustes que ce soit pour la protection de l’environnement ou celle de la santé publique. Les exemples ne manquent pas en particulier dans le Nord-Cotentin à La Hague[3] mais aussi Diguleville[4].

Bien des problèmes n’ont pas été résolus à ce jour[5] et beaucoup ne sont pas traités avec la rapidité qu’il convient[6]. Des déceptions demeurent notamment sur le classement de certaines matières comme « valorisables[7] » au titre d’une utilisation ultérieure… au mieux hypothétique. Et l’on ne peut pas dire que l’épineux dossier minier ait jusque-là donné lieu à des décisions qui rassurent les populations riveraines des sites légitimement inquiètes en Bretagne[8] et ailleurs[9].

Pour autant le mode de gestion concertée de la montagne de déchets que nous laissent sur les bras 60 ans d’exploitation nucléaire et quelques activités industrielles est loin d’être honteuse. D’abord parce que jusqu’à présent, la demande de l’industrie de reconnaître des seuils de libération[10] a été éconduite. Ensuite parce que si des sites présentent des faiblesses inquiétantes[11], on ne trouve pas en France de situations dramatiques comme on en trouve dans la plupart des pays nucléarisés. Hanford en est probablement l’exemple le plus dramatique[12] sans parler de ce que l’on trouve un peu partout dans l’ancienne aire soviétique.

Une gestion perfectible

Toujours est-il que la France avec le PNGMDR et l’inventaire[13] réalisé par l’Andra dispose d’outils intéressants pour envisager et conduire une stratégie de gestion efficiente des déchets nucléaires et des matières radioactives. Mais comme souvent des intentions aux actes un fossé existe. Des sites demeurent problématiques et bien des enjeux ne font pas l’objet de mesures efficientes et effectives. A croire que la protection des exploitants nucléaires l’emporte encore sur la protection de l’environnement et de la santé publique…

Les avis de l’Autorité environnementale (Ae) de 2015 et 2016 relatifs au Plan des gestion 2016-2018 indiquent clairement les faiblesses du dispositif français. Tout en reconnaissant des acquis, l’AE invite les pouvoirs publics et l’ensemble de la société à réfléchir à quelques incertitudes : Dans son avis préalable l’Ae du 22 juillet 2015[14] recommande :

  1. de respecter les principes affirmés par la Loi de Juillet 2006[15] pour la gestion des déchets de haute et moyenne activité ;

  2. de mener une évaluation d’impact approfondie des filières proposées pour la valorisation des déchets de très faible activité portant sur l’intégralité de leur cycle de vie.

  3. De recenser les substances chimiques dangereuses dès lors qu’elles sont présentes dans les matières et déchets concernés par le PNGMDR, proposer des valeurs toxicologiques de référence quand il n’en existe pas et, le cas échéant, inclure dans le volet recherche les dispositions qui permettent de lever ces incertitudes.

  4. de présenter dans le PNGMDR une vision prospective, tenant compte des objectifs de mix énergétique qui auront été inscrits dans la loi de transition énergétique, afin d’estimer, selon chacun des scénarios retenus, le besoin de production électronucléaire en France à l’horizon 2025 ;

  5. de déduire de ces scénarios la quantité de matières et déchets radioactifs qu’il faudra gérer à différentes échelles de temps sur le cycle de vie des technologies proposées et des radionucléides ;

  6. d’évaluer les impacts environnementaux à partir des données issues de ces scénarios prospectifs.

  7. de prendre en compte, dans l’évaluation du PNGMDR, le projet Cigéo comme une composante potentielle des scénarios qui dessinent l’avenir de la gestion des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue (« scénario de référence »). Cette prise en compte n’exclut pas les inférences qu’il conviendra de formuler sur les différentes hypothèses techniques et temporelles encore non stabilisées et l’utilisation d’un scénario de référence sans Cigéo.

  8. 9. de procéder à l’étude de l’impact de l’ensemble des flux de matières et déchets radioactifs, transports compris, et de nourrir par ce moyen les raisons environnementales du choix des filières effectué dans le PNGMDR

  9. d’attacher une importance particulière au projet Cigéo dans l’évaluation environnementale du PNGMDR en abordant notamment les questions suivantes :

  • a. la prise en compte des incertitudes ;

  • l’évaluation des possibles réductions d’incertitudes du fait des recherches prévues au PNGMDR ; c. les impacts environnementaux possibles de la phase industrielle pilote, y compris les aléas éventuels ;

  • le cadrage de l’étude d’impact du projet industriel pilote qui précédera la demande d’autorisation de mise en service ; e. la prise en compte du temps long, de la réversibilité et des intérêts des générations futures.

Nous sommes là bel et bien en présence d’un avis sévère qui reprend bon nombre d’arguments opposés par la société civile à l’Etat et aux exploitants notamment lors du débat public de 2005[16]. Non seulement, l’Ae questionne l’évaluation des volumes de déchets, mais elles invitent à une meilleure caractérisation de leurs impacts et surtout émet des réserves à peine voilées sur la pertinence du choix de l’enfouissement.

L’avis définitif de l’Ae du 20 juillet 2016[17] mérite donc qu’on s’y arrête. L’Ae recommande :

  1. de faire ressortir les principaux acquis des plans précédents, de présenter un bilan de leurs orientations, et de mieux mettre en perspective les orientations de ce plan ;

  2. pour les principales orientations stratégiques de gestion des matières et des déchets radioactifs, de produire une évaluation comparée des impacts pour la population et l’environnement[18] (rejets et déchets) des différentes alternatives possibles ou envisagées et de démontrer leur cohérence avec les principes de gestion qui leur sont applicables ;

  3. d’appliquer une méthodologie adaptée à chaque filière de gestion des matières ou des déchets, en fonction des principaux enjeux environnementaux qui la concerne.

Au-delà de la période principalement traitée par le plan (jusqu’en 2030), l’Ae recommande d’approfondir l’analyse des scénarios à plus long terme, en prenant en compte les hypothèses de renouvellement du parc nucléaire et de démantèlement de certaines installations désormais prévues par la loi de transition énergétique, ainsi que l’ensemble des effets des autres installations éventuellement envisagées pour la gestion à plus long terme des matières et des déchets radioactifs (par exemple, les réacteurs à neutrons rapides).

Le volume des matières radioactives connaissant une croissance continue, avec une perspective de valorisation incertaine, au mieux sur plusieurs milliers d’années, l’Ae recommande de préciser de quelle façon l’autorité administrative prévoit de mettre en œuvre sa responsabilité récemment introduite par la loi lui permettant d’en requalifier certaines en déchets. L’Ae recommande enfin de compléter des volets pour l’instant moins développés du plan, pourtant requis par la loi et nécessaires pour une meilleure visibilité à long terme, particulièrement concernant les coûts et les recherches.

La congestion du cycle

Un des principaux problèmes mis en évidence par l’Autorité environnementale concerne la piètre maîtrise des volumes de déchets générés par l’industrie nucléaire. De 1 320 000 m3 en 2012, la quantité de déchets atteints aujourd’hui 1 550 000 m3 pour atteindre selon l’Andra 1 800 000 m3 en 2020 voire 2 500 000 m3 en 2030[19]… sans parler des montagnes de matières qui échappent opportunément à la qualification de déchets[20], dont celles entassées à Bessines[21]. La dissémination sur tout le territoire de « sites radioactifs » est un fait. Cette réalité devrait aboutir à une gestion plus scrupuleuse au vu des risques sanitaires rappelés opportunément par l’Autorité environnementale.

La gestion des matières et substances radioactives ne se limite donc pas aux quelques 80 000 m3 que l’Etat voudrait enfouir 500 m sous le Bois Lejuc aux Confins de la Meuse et de la Haute-Marne. Si ces déchets sont les plus problématiques dans la mesure où ils concentrent un potentiel de risques thermiques, chimiques et radiologiques immense, il serait pour le moins désolant d’oublier les autres aspects de la problématique déchets dont nous parlons sur ce blog depuis bien des années[22].

Et si à tout cela on ajoute les déchets qui seront générés par le démantèlement inéluctable de nombreux réacteurs au cours des deux décennies qui se présentent devant nous, on en arrive à une situation alarmante. A l’issue de onze années de concertation et de quatre PNGMDR, le gouffre entre une production qui ne décroit pas de déchets et la disponibilité de capacités de gestion n’a fait que se creuser[23]. Le fameux « Grand Carénage » d’EDF n’a pas amélioré la situation alors que la gestion des « déchets sans filière » n’a pas connu de réels progrès. Partout ça sature. Le CIRES[24] est déjà au bord de la saturation alors que de plus en plus d’opération ici vont au-delà de l’objectif initial attribué à cette installation[25]. A La Hague, Orano construit de nouveaux silos pour entreposer des déchets sur un site pour le moins problématique[26] alors que la probabilité de leur stockage définitif s’amenuise au fil des années…

Finalement, la filière nucléaire faute d’une réelle prise en compte des externalités de son activité en arrive aujourd’hui à mettre en œuvre des solutions qu’elle avait dogmatiquement écartées lors du débat public de 2005. L’entreposage est aujourd’hui à l’honneur[27]… faute de mieux. AREVA devenu Orano met enfin en œuvre des projets attendus depuis longtemps à La Hague mais aussi au Tricastin. Le CEA fait de même à Marcoule[28]. Et EDF propose non sans faire de remous une piscine d’entreposage centralisée pour faire face à la prolongation de la durée d’exploitation de ses réacteurs[29] sans oublier bien évidemment ICEDA au Bugey qui a l’ambition à l’ombre du barrage de Vouglans d’entreposer des éléments issus du démantèlement[30].

Somme toute, ça bricole sévère du coté de l’industrie nucléaire. Alors que les enjeux sont identifiés et que des solutions connues depuis longtemps, la gestion rigoureuse des matières et substances radioactives est encore perfectible. Il faut dire que deux défis de taille se posent. Le premier est d’ordre économique alors que les exploitants ne sont pas au mieux de leur santé financière. Le second est foncier parce que si la gestion des matières radioactives est difficile, elle prend surtout beaucoup de place. Reste donc à déterminer qui ? comment ? et où ? pourraient être gérée la montagne de matières radioactives qu’on a sur les bras…

La plus élémentaire prudence recommanderait de prendre les choses dans l’ordre c’est-à-dire d’envisager ce qui peut être fait pour gérer les déchets « dans des conditions économiquement acceptables » avant d’en produire. Mais vous conviendrait qu’une telle prudence n’est pas dans les habitudes de la filière nucléaire et de ses tutelles. Si l’on considère qu’EDF est toujours perçue comme une machine à cash par Bercy, chacun comprendra que pour certains que la question des déchets est très secondaire. Cela explique probablement pourquoi un débat public sur la programmation pluriannuelle de l’énergie a été proposé avant de penser l’aval du cycle et plus particulièrement son financement qui reste problématique en dépit des nombreuses alertes de ces dernières années[31]….

L’Andra, le monsieur Malaussene de la filière nucléaire

La gestion des matières et déchets radioactifs n’est pas une sinécure. La réalisation de l’inventaire n’est pas si simple qu’il paraît alors que la gestion des sites est des plus tendues. Un établissement public est en charge de ces missions en application de la Loi bataille de 1991[32], l’Andra. C’est en quelque sorte l’éboueur de la filière nucléaire. L’Andra récupère tout ce dont les industriels ne veulent plus, en particulier parce que la gestion de ces substances est difficile, chère et très contraignante Tout ce qui représente un potentiel de « valorisation » même très faible reste dans les mains des producteurs. Toutes les matières dont le conditionnement est compliqué comme par exemple les matières que nous laissent la première génération de réacteurs[33] échappe aussi à la gestion publique des déchets radioactifs.

La mission de l’Andra consiste donc à suppléer à ce que les exploitants avaient mal fait et ne veulent assumer. Il s’agit d’une « mission impossible » ou tout du moins tendue pour au moins trois raisons. La première d’entre elles est comptable comme le donne à voir un rapport de la Cour des Comptes publié en décembre 2015[34]. Les experts de la rue de Cambon ne mâchent pas leurs mots : « les difficultés rencontrées par l’Andra avec les producteurs de déchets dépassent le seul cadre du projet Cigéo. Les négociations des contrats de financement des centres de stockage ont cependant tendance à s’améliorer, après avoir été souvent difficiles et avoir parfois nécessité l’arbitrage des tutelles. Les contrats en vigueur durant la période sous revue n’étaient d’ailleurs, surtout pour le Cires1 (situé dans l’Aube, pour les déchets très faiblement radioactifs), pas vraiment favorables à l’Andra, dont les résultats se sont trouvés fragilisés en 2012. Enfin, alors que l’Agence fait preuve d’une grande transparence vis-à-vis des tutelles et des producteurs de déchets, la circulation de l’information est difficile dans le sens producteurs – Andra, que ce soit pour les prévisions de livraisons de déchets qui s’avèrent peu fiables, les étapes de pré-stockage à la charge des producteurs ou encore les procédures de contrôle colis. » Si la santé financière de l’établissement est correcte cela ne reflète pas pleinement les difficultés rencontrées pour exercer sa mission principale, la gestion quotidienne des déchets[35]. Il faut dire que la présence au conseil d’administration de ses « clients-financeurs » ne facilite pas les choses et contraint très nettement son activité. Somme toute l’Andra est contrainte en permanence d’arbitrer entre des injonctions contradictoires en évaluant au plus juste une action qui au final soulève des critiques de toute part.

Le problème est d’autant plus grand que Cigéo a grossi tel une tumeur au cœur de l’Andra. Si le projet a permis de garantir des financements utiles à l’ensemble des missions, il a causé un grand nombre de difficultés dont la première est l’image même de l’Andra. Pour beaucoup l’Andra n’est pas un service public en charge de la gestion des matières radioactives mais l’agent de l’Etat chargé d’imposer l’irréversibilité de l’enfouissement au moyen d’une répression de plus en plus sévères[36]. Le gouffre financier[37] est en passe de devenir un gouffre politique qui menace l’ensemble de la stratégie de gestion des matières radioactives… au grand plaisir des exploitants !

En définitive, tout le monde tape sur l’Andra. Les écolos déplorent impacts et nuisances des installations et des transports qu’elles nécessitent. Les « Hiboux » du Bois Lejuc se radicalisent sous les matraques des forces de l’ordre. Les exploitants rechignent à financer la mission d’utilité publique assumée par l’Andra déplorant des coûts toujours trop élevés. L’Etat, qui compte avant de penser, regrette que les projets n’avancent pas plus vite. Le lobby nucléaire qui comme d’habitude dit n’importe quoi en arrive jusqu’à lire le contraire de ce que dit l’ASN[38]. Et pendant ce temps-là, les dossiers de fonds n’avancent guère… et bien des sujets qui devraient être tranchés restent en suspens (reprise des déchets historiques, la gestion des matières à radioactivité naturelle renforcée, la réhabilitation approximative de nombreux sites pollués, etc.).

Dans le souci de garantir une gestion robuste et pérenne des matières radioactives que l’on a sur les bras pour au moins plusieurs siècles, il conviendrait aujourd’hui de changer l’image de l’opérateur public en charge de cette mission. Cela impliquerait de réévaluer les financements de l’Andra et la stratégie de gestion centralisée qui a prévalu jusque-là. Cela nécessite surtout de soulager l’Andra du fardeau de l’enfouissement qui plombe l’ensemble de son activité.

Plutôt que de chercher à glisser les problèmes sous le tapis, il serait opportun de suspendre Cigéo avant qu’un nouveau drame survienne[38]. L’avis d’experts internationaux remis à l’Autorité de sûreté en novembre 2016[39] puis le rapport de l’IRSN sur le dossier d’option de sûreté[40] (DOS) prouvent que le projet n’est pas près. Et si Eiffage et Vinci tienne tant à construire ce machin… qu’ils le fassent eux-mêmes avec l’argent que voudra bien leur laisser EDF. Mais d’ici là des choses urgentes doivent être faite de manière sérieuse…

Un débat public opportun

Les problèmes ne manquent pas et les enjeux sont de taille. Dans le souci de fonder la politique de l’Etat sur un dialogue environnemental sérieux, Nicolas Hulot a saisi le 26 février 2018 la Commission nationale du débat public (CNDP) pour organiser un débat public sur le 5e Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. Cette décision est courageuse au vu des obstructions dont le débat Cigéo avait été l’objet en 2013, d’aucuns considérant que le débat est impossible sur le nucléaire en France.

Ces réticences se comprennent aisément dans le contexte de répression qui règne à Bure depuis près d’un an[41]. L’évacuation du Bois Lejuc n’a fait qu’accentuer les tensions[42] sur place et un malaise général dans tout le pays. L’occupation d’un bois par quelques militant(e)s valait-elle un déploiement de force ? Le bouclage d’un large périmètre impactant le quotidien du plus grand nombre se justifie-t-il ? La question mérite de se poser alors que la disproportion des moyens mis en œuvre ne fait que renforcer la résolution des plus radicaux[43]. Toujours est-il que le bilan est lourd[44] et qu’il est peu propice à la tenue d’un débat serein…

Ces réticences s’expliquent aussi par le bilan « mitigé » des précédents débats. Il faut dire que l’Etat n’a jamais facilité la tâche de la CNDP n’hésitant pas à publier un décret de création avant le début du débat[45]. Le débat public Cigéo de 2013 n’a pas donné lieu au dialogue qui s’imposait[46] même si on doit reconnaître que la Conférence de citoyens n’a pas été inutile[47]. Le projet a été clairement retoqué[48] avec l’introduction d’une « phase pilote » qui charge la barque de l’Andra. Ce débat n’aura donc pas été si « bidon » que certains veulent le dire.

Un minimum d’honnêteté impose de reconnaître que ces débats ont contribué à faire bouger les lignes. Les avis successifs de l’Autorité de contrôle donnent à voir que décidément ce projet n’est mûr quoi qu’en pense la SFEN et quelques « Hiboux » prompts à annoncer la fin du monde. En 2013, la médiocre élaboration de l’inventaire était mise en évidence[48], en réponse à des remarques de France Nature Environnement. En 2016, le dossier d’option de sûreté remis par l’Andra est étrillé par des experts venus du monde entier puis par l’IRSN[49] contraignant l’Andra à repousser un peu plus encore la demande d’autorisation de création[50]. En juillet 2017, l’Autorité environnementale revenait sur une décision préalable et soumet les travaux du Bois Lejuc à étude d’impact[51], mise en cause évidente des pratiques de l’Andra. Début 2018 on ne pouvait pas dire que l’avenir du projet est simple[52]….

A l’occasion de la Commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité nucléaire[53] une petite « révolution » vient de s’opérer. Le très sérieux Institut de radioprotection, sollicité par les parlementaires inquiets du manque de robustesse des piscines d’entreposage[54], a rendu trois rapports jetant un joli pavé dans la mare[55]. La doctrine française réaffirmée par une longue série de textes réglementaires et législatifs est interrogée pour ne pas dire mise en cause[56]. Des alternatives jusque-là écartée (re)deviennent possible comme le fait justement remarquer Bernard Laponche[57]. Comme quoi les lignes bougent en dépit de l’acharnement des exploitants à persévérer dans leur être…

Reste à porter le débat dans l’ensemble de la société afin que le plus grand nombre puisse s’exprimer sur le problème des déchets atomiques. C’est ce que doit permettre, le débat demandé par le ministère de la transition écologique sur le Plan national de gestion défini à l’article L 542-1-2 du Code de l’environnement. L’enjeu n’est autre que d’envisager en commun « les objectifs généraux à atteindre, les principales échéances et les calendriers permettant de respecter ces échéances en tenant compte des priorités qu'il définit. Il détermine les objectifs à atteindre pour les déchets radioactifs qui ne font pas encore l'objet d'un mode de gestion définitif. Il organise la mise en œuvre des recherches et études sur la gestion des matières et déchets radioactifs. Il détermine les personnes responsables de sa mise en œuvre ainsi que les indicateurs permettant de surveiller l'avancement de sa mise en œuvre. » ainsi que « la mise en œuvre des recherches et études sur la gestion des matières et des déchets radioactifs en fixant des échéances pour la mise en œuvre de nouveaux modes de gestion, la création d'installations ou la modification des installations existantes de nature à répondre aux besoins et aux objectifs définis au premier alinéa[58]. » Tout cela concerne la grande masse des déchets classés TFA, le refus de l’instauration de seuils de libération demandés par les exploitants sans oublier bien évidemment la gestion des sites de l’Andra et l’urgence d’envisager sérieusement des solutions robustes et soutenables pour les déchets à vie longue. Les sujets ne manquent pour le débat. Reste à savoir si la démocratie est suffisamment mûre pour aborder ces questions avec sérieux et responsabilité…

Même si ce débat aurait dû être organisé en toute logique avant celui sur la Programmation pluriannuelle de l'énergie, il serait regrettable de le dénoncer au vu des problèmes et des enjeux qu'il peut permettre d'aborder. La gestion des matières radioactives est une charge immense pour la société. L'opportunité d'en discuter est offerte à tou(te)s. A chacun de s'emparer de ce débat pour comprendre et envisager des solutions réellement efficientes… comme par exemple mettre un terme à la production de ces déchets si dangereux. Il y a déjà suffisamment de choses à faire pour gérer l'héritage nucléaire pour ne pas augmenter plus encore la montagne de substances si toxiques que l’on a sur les bras…

Notes et commentaires

[1] https://www.asn.fr/Informer/Dossiers-pedagogiques/La-gestion-des-dechets-radioactifs/Le-cadre-reglementaire/Le-Plan-national-de-gestion-des-matieres-et-des-dechets-radioactifs-PNGMDR

[2] https://www.andra.fr/nous-connaitre/histoire

[3] https://www.lemonde.fr/planete/article/2010/07/02/des-dechets-radioactifs-mal-stockes-a-la-hague_1382013_3244.html

[4] http://www.acro.eu.org/gestion-des-dechets-radioactifs-les-lecons-du-centre-de-stockage-de-la-manche-c-s-m-2/

[5] https://www.dissident-media.org/infonucleaire/vaujours.html

[6] https://reporterre.net/Dechets-nucleaires-a-force-de-mauvais-choix-la-France-est-dans-l-impasse

[7] https://inventaire.andra.fr/les-matieres-et-dechets-radioactifs/les-matieres-radioactives

[8] https://reporterre.net/Les-dechets-radioactifs-des-mines-d-uranium-empoisonnent-la-Bretagne

[9] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/08/04/la-malediction-des-anciennes-mines-d-uranium-francaises_5168667_3244.html

[10] http://www.criirad.org/mobilisation/seuil_de_liberation.htm

[11] http://opac.invs.sante.fr/doc_num.php?explnum_id=6975

[12] http://www.criirad.org/mobilisation/seuil_de_liberation.htm

[13] https://inventaire.andra.fr/linventaire-national/quest-ce-que-linventaire-national

[14] http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/150722_-_Cadrage_prealable_du_PNGMDR_-_delibere_cle231c2b.pdf

[15] « La gestion durable des matières et des déchets radioactifs de toute nature, résultant notamment de l’exploitation ou du démantèlement d’installations utilisant des sources ou des matières radioactives, est assurée dans le respect de la protection de la santé des personnes, de la sécurité et de l’environnement. La recherche et la mise en œuvre des moyens nécessaires à la mise en sécurité définitive des déchets radioactifs sont entreprises afin de prévenir ou de limiter les charges qui seront supportées par les générations futures. Les producteurs de combustibles usés et de déchets radioactifs sont responsables de ces substances, sans préjudice de la responsabilité de leurs détenteurs en tant que responsables d’activités nucléaires ».

[16] http://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-dechets-radioactifs/

[17] http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/3_-_Avis_Autorite_environnementale_sur_PNGMDR.pdf

[18] « Tout en constatant les progrès obtenus grâce aux PNGMDR successifs, dix ans après la loi qui les a créés, l’analyse environnementale de ce plan conduit à s’interroger sur certaines questions récurrentes, que le plan ne traite pas explicitement : définition de la nocivité des déchets, description et prise en compte de l’évolution de leur radioactivité, y compris à très long terme, approche globale des impacts environnementaux des rejets et des déchets, cohérence des principes de gestion (en particulier pour ce qui concerne le recyclage et la valorisation), etc. »

[19] https://inventaire.andra.fr/node/10087/

[20] https://inventaire.andra.fr/node/10982/

[21] http://www.haute-vienne.gouv.fr/Publications/Enquetes-publiques-par-communes/Bessines-sur-Gartempe/ORANO-Mining-creation-du-Centre-d-Innovation-Miniere-et-d-une-Unite-de-Stockage-de-Lavaugrasse

[22] https://blogs.mediapart.fr/guillaume-blavette/blog/270613/la-java-des-dechets-atomiques

[23] http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/2_-_Evaluation_environnementale_PNGMDR.pdf

[24] http://aube.andra.fr/sites/aube/files/2018-03/rapport_annuel_CIRES_2016_0.pdf

[25] http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/141217_Centre_Cires_ANDRA_a_Morvilliers_10_-_delibere_cle0ab8d1.pdf

[26] http://www.irsn.fr/FR/expertise/theme/Pages/Avis-Rapports-ORANO-La-Hague.aspx#.WyJDH6czbcs

[27] https://www.andra.fr/sites/default/files/2018-03/Dossier%20L%27entreposage%20des%20d%C3%A9chets%20radioactifs%20-%20T%C3%A9moignages.pdf

[28] http://www.cea.fr/entreprises/SiteAssets/Assainissement%20et%20d%C3%A9mantelement/Pr%C3%A9sentation%20aux%20industriels%2008%2003%202017%20export.pdf

[29] https://reporterre.net/EXCLUSIF-EDF-veut-construire-une-piscine-geante-de-dechets-nucleaires-a

[30] https://www.asn.fr/L-ASN/L-ASN-en-region/Auvergne-Rhone-Alpes/Installations-nucleaires/Installation-de-conditionnement-et-d-entreposage-des-dechets-actives-Iceda

[31] http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2007-ti.asp

[32] Art. 13. - Il est créé, sous le nom d'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, un établissement public industriel et commercial, placé sous la tutelle des ministres de l'industrie, de la recherche et de l'environnement. Cette agence est chargée des opérations de gestion à long terme des déchets radioactifs, et notamment : - en coopération notamment avec le Commissariat à l'énergie atomique, de participer à la définition et de contribuer aux programmes de recherche et de développement concernant la gestion à long terme des déchets radioactifs ; - d'assurer la gestion des centres de stockage à long terme soit directement, soit par l'intermédiaire de tiers agissant pour son compte ; - de concevoir, d'implanter et de réaliser les nouveaux centres de stockage compte tenu des perspectives à long terme de production et de gestion des déchets et d'effectuer toutes études nécessaires à cette fin, notamment la réalisation et l'exploitation de laboratoires souterrains destinés à l'étude des formations géologiques profondes ; - de définir, en conformité avec les règles de sûreté, des spécifications de conditionnement et de stockage des déchets radioactifs ; - de répertorier l'état et la localisation de tous les déchets radioactifs se trouvant sur le territoire national. [ii] http://www.journaldelenvironnement.net/article/demantelement-edf-file-a-l-anglaise,71016 ; https://www.actu-environnement.com/ae/news/report-demantelement-reacteurs-nucleaires-premiere-generation-29379.php4

[33] https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/20160412-rapport-Andra-S2015-1801.pdf

[34] Le chiffre d’affaires de l’Andra « porté par la montée en puissance du projet Cigéo et la réalisation des travaux de reconnaissance géologique pour le projet FAVL » est passé de 140 M€ en 2008 à 188 M€ en 2013. Les résultats sont bénéficiaires, compris entre 1,3 M€ et 16,8 M€ entre 2008 et 2014. L’exploitation des centres industriels est le principal contributeur à ces bénéfices ainsi que le crédit d’impôt en faveur de la recherche, qui explique ainsi, à hauteur de plus de 14 M€, le résultat bénéficiaire de 16,8 M€ en 2014. En 2013, le résultat de 5,1 M€ a également été porté par la reprise de provisions importantes liées à différents litiges commerciaux et fiscaux qui ont abouti en 2013…

[35] https://reporterre.net/A-Bure-l-Etat-harcele-les-opposants-a-la-poubelle-nucleaire

[36] L’évaluation du coût de Cigéo est un sujet très complexe qui a été à peine effleuré lors du débat public de 2013. Non seulement, Cigéo bénéficie aujourd’hui d’une évaluation officielle dont la robustesse n’est pas avérée mais son inscription dans les comptes de l’Andra est pour le moins surprenantes : alors que le chiffre d’affaires généré par Cigéo représente environ 60 % de celui de l’Agence, le résultat de ses flux annuels n’est pas intégré dans le compte de résultat de l’Andra. Depuis 2007, en effet, aux termes de la loi du 28 juin 2006, l’activité de recherche HA-MAVL est financée par un fonds de recherche. Les opérations de ce fonds font l’objet d’une comptabilisation distincte au sein de l’Agence et son résultat est conventionnellement à zéro (sic !), le résultat reporté (qu’il soit négatif ou positif) étant retracé au bilan sous la forme d’une dette ou d’une créance vis-à-vis du fonds… du jamais vu !

[37] http://www.sfen.org/rgn/cigeo-techniquement-mature-estime-asn

[38] https://www.fne.asso.fr/actualites/cig%C3%A9o-le-scandale-six-pieds-sous-terre

[39] https://www.asn.fr/Informer/Actualites/CIGEO-revue-internationale-du-dossier-d-options-de-surete

[40] http://www.irsn.fr/FR/Actualites_presse/Actualites/Pages/20170704_Conclusions-expertise-IRSN-sur-dossier-options-de-surete-du-projet-Cigeo.aspx#.WyJyoKczbcs

[41] https://www.lesechos.fr/15/08/2017/lesechos.fr/030494568117_nucleaire---la-manifestation-contre-cigeo-tourne-a-l-affrontement.htm

[42] https://reporterre.net/Le-gouvernement-a-evacue-les-antinucleaires-du-bois-Lejus-pres-de-Bure

[43] https://blogs.mediapart.fr/sauvonslaforet/blog/070617/bure-nous-assumons-le-sabotage-face-au-desastre-nucleaire

[44] https://vmc.camp/2018/05/26/proces-du-23-mai-delibere-le-26-juin/

[i] https://blogs.mediapart.fr/guillaume-blavette/blog/210613/cigeo-les-enjeux-de-la-participation-au-debat-public

[ii] https://blogs.mediapart.fr/guillaume-blavette/blog/030214/debat-public-cigeo-tout-ca-pour-ca

[iii] https://www.huffingtonpost.fr/corinne-lepage/vivent-les-17-citoyens-na_b_4739941.html

[iv] https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/nucleaire/dechets-nucleaires-les-citoyens-retoquent-le-projet-cigeo_13484

[i] https://www.actu-environnement.com/ae/news/andra-asn-avis-cigeo-inventaire-combustible-use-18575.php4

[ii] https://www.actu-environnement.com/ae/news/dechets-nucleaires-irsn-pas-convaincu-par-architecture-cigeo-29405.php4

[iii] https://www.actu-environnement.com/ae/news/cigeo-andra-2019-demande-autorisation-29412.php4

[iv] https://www.actu-environnement.com/ae/news/cigeo-bois-lejuc-etude-impact-andra-29326.php4

[v] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/dechets-nucleaires-l-asn-complique-l-avenir-du-projet-

[i] https://reporterre.net/Pourquoi-une-commission-d-enquete-parlementaire-sur-la-surete-et-la-securite [ii] http://lcp.fr/la-politique-en-video/sites-nucleaires-les-radars-militaires-ne-voient-pas-forcement-les-drones-en [iii] En se basant sur son expertise de l'entreposage en France, ainsi que sur les connaissances acquises dans le cadre de prestations que l'Institut a réalisées à l'étranger, l'IRSN a examiné les concepts d'entreposage sous eau et à sec existants, à l'international et en France, ainsi que les enjeux de sûreté associés. · Télécharger la note d'information de l'IRSN du 8 juin 2018 « Avis de l'IRSN sur les enjeux associés à une stratégie de gestion du combustible nucléaire irradié reposant sur un entreposage en piscine ou un entreposage à sec » (PDF, 615 Ko) · Télécharger l'avis IRSN 2018-00151 du 5 juin 2018 « Saisine de la Commission d'enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires - Entreposage des combustibles nucléaires usés » (PDF, 339 Ko) · Télécharger le rapport IRSN 2018-00003 « Entreposage du combustible nucléaire usé : concepts et enjeux de sûreté » (PDF, 2,91 Mo) [iv] https://reporterre.net/L-entreposage-a-sec-des-dechets-nucleaires-est-enfin-envisage-en-France [v] https://blogs.mediapart.fr/bernard-laponche/blog/040518/lentreposage-sec-des-combustibles-nucleaires-irradies-pas-si-bete

[58] https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006074220&idArticle=LEGIARTI000006834545&dateTexte=&categorieLien=cid